ça me manque, les téléphones à clapet. On raccrochait au nez avec beaucoup plus de classe. / Sindre

Aage se trouvait au commissariat, la main plaquée à plat sur la fente de rendu de monnaie de la machine à café – une astuce pour empêcher les pièces de jaillir et rouler sur le sol. Il ne comprenait définitivement pas pourquoi personne faisait réparer cette machine, mais il avait renoncé à poser la question parce que la seule réponse qu'il avait obtenue était un haussement d'épaules.
Il avait été commissionné par une réunion complète de flics pour leur amener des cafés, avait envisagé de leur dire non, et avait aussi sec renoncé. Il avait déjà refusé ce genre de trucs, et il s'était retrouvé avec les tâches les plus chiantes du commissariat, notamment trier les archives.
Il avait rêvé des archives, après. Plusieurs fois. Plus jamais ça.

« Riise, y a un type à interroger, t'as qu'à t'en charger », fit Olsen en prenant son café noisette.

YES ! Enfin quelque chose d'intéressant ! Il avait vraiment bien fait de bien vouloir amener ces cafés de malheur, il avait horreur que ça fonctionne comme ça, mais on lui avait refilé un interrogatoire en échange.
Le pas plus léger, il remonta le couloir avec un air important, s'empara du dossier. Sindre Madsen, ça ne lui disait rien du tout.
Il parcourut quelques lignes, en gros le type était soupçonné de vols de chèques, pas un truc hyper important – sauf pour lui, son premier interrogatoire tout seul, hé ! Il révisa dans sa tête les quelques formations qu'il avait eue sur le sujet, embrouillant tous les conseils qu'on lui avait donné sous l'effet de la nervosité.

Il entra dans la pièce où Sindre était confiné, se mordant la lèvre avec concentration tout en parcourant le dossier – sans vraiment arriver à le lire, d'ailleurs. Il releva le regard vers son suspect.

Et le monde fit un tour sur lui-même, pas dans le bon sens. Aage s'immobilisa, la main sur le dossier de sa chaise, l'autre sur la table parce qu'il venait d'y déposer ses papiers, et il souffla :

« C'est une blague ? Hakon ? »

9 ans venaient de défiler dans le mauvais sens, et Aage ne savait pas quoi faire. Il se laissa tomber sur sa chaise. C'était forcément une erreur, un sosie, voire une hallucination. Voilà c'était ça, une hallu, il faudrait en parler à son psy le plus rapidement possible.

Ca me manque, les téléphones à clapet. On raccrochait au nez avec beaucoup plus de classe.

Un vol de chèques... Tss, pour une fois que ce n'était pas moi, ils me suspectaient... Moi... Pour un vol de chèques... Comme si j'étais assez con pour mettre mes doigts sur un chèque. Surement que la petite grand-mère a eu pitié de son petit fils et qu'elle a oublié qu'elle avait donné ce chèque... En tout cas, c'est clair qu'ils ont rien sur moi, je suis innocent! Je ne dis pas que je suis innocent tout le temps, je dis juste que là, pour ce cas-là précisemment, je suis innocent. Mais bon, ne pas les brosser dans le sens du poil ou essayer de faire le malin, ça, ils n'aiment pas trop, alors je vais me la jouer low profile. En douceur, je vais essayer de rester calme et laisser tout couler.

En tout cas, ils me font asseoir dans une salle d'interrogation. Je refuse la cannette de coca qu'ils me tendent, j'ai pas envie de laisser mes doigts dessus. Même si lorsque je commets quelques vols je porte des gants, je préfère ne pas laisser d'indices. Oui, je sais... Je regarde trop la télé. Ils me suspectent, mais ils ne m'ont pas bouclé, ça veut dire qu'ils n'ont rien. De toutes manières, j'ai pas soif. Je préfère rester le c*l sur la chaise et j'attends. Il y a bien un pignouf qui va débouler pour me demander mon nom, mon âge, ma profession, où j'étais au moment du délit et puis je pourrais rentrer chez moi. J'ai envie de voir Wanya... En plus, c'est bientôt la Saint Valentin, va falloir que je trouve un truc chouette...

« C'est une blague ? Hakon ? »

Jusqu'à présent, j'attendais patiemment, en fixant mes pieds, sous la table et je comptais les fissures du béton sous mes godasses. J'ai bien entendu la porte s'ouvrir et se refermer, surement le type qui vient m'interroger, sinon nous ne serions pas là. Je l'entends ouvrir la pochette, farfouiller dans les papiers. C'est l'entrée typique... Surem... Mais cette voix... Ma tête se redresse instantanément et tout le corps suit en vérité. Le mouvement est tellement violent que la chaise sur laquelle j'étais assis tombe à la renverse. Bon sang de bordel de m*rde... Lentement, trèèèèès lentement, ma bouche s'ouvre, les yeux ronds comme des soucoupes taille XXXXXXXL. J'y crois pas... c'est... impossible.

- Aage, tu...

Lentement, mais inéxorablement, un sourire s'étire sur mes lèvres. Bon sang, le frangin! Il est en vie! Je... Mon coeur fait boum-boum dans tous les sens, vers le haut, vers le bas, ça explose et ça crépite. Mon frère, MON frangin est là, juste devant moi... Je pensais l'avoir perdu, l'avoir... J'arrive tellement pas à y croire, il est là et il... Woooh, temps mort... Il est flic? Après tout ce qu'on a vécu, il est devenu flic? J'aimerais tellement le prendre dans mes bras. Au final, je m'en fous qu'il soit de la maison poulagat, et puis j'agis de toutes manières avec mon instinct et je fais le tour de la table pour le serrer fort dans mes bras, claquant mes mains dans son dos, au niveau des épaules.

- Bon sang, Aage! Waoh, t'es... T'as grandi! Très très con comme commentaire, mais après tout, j'ai pas inventé l'eau chaude! Et c'est extrêmement heureux que je dis ça, finalement, je le relache et m'écarte juste pour être à portée de bras. Qu'est-ce que tu fous là?

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Mince, l'hallucination parlait ; Aage n'était pas neurologue le moins du monde mais il se doutait qu'une hallu qui parle est plus grave qu'une simplement visuelle. En fait elle était vachement précise cette hallucination parce qu'elle agissait exactement comme Aage avait imaginé ses retrouvailles avec son frère.
Il se remit debout alors qu'Hakon s'approchait de lui sans savoir lui-même s'il voulait fuir ou bien lui rendre le manifeste câlin qu'il voulait lui faire.
Incapable de se décider, il resta en place, et quand les bras de son frère passèrent par-dessus ses épaules pour le serrer contre lui, et qu'il cessait enfin de s'accrocher à cette idée idiote d'hallucination, l'émotion qui le submergea fut telle qu'il sentit sa gorge se bloquer et serra juste les mains dans les fringues d'Hakon.
Il eut un rire étranglé.

« Toi t'as vieilli. Et chuis plus grand que toi en plus. »

Pas de beaucoup mais ça suffisait à faire le bonheur d'Aage... Il laissa son frère se reculer en essayant de retenir un mouvement dans sa direction comme s'il craignait qu'il disparaisse – c'était totalement le cas puisque Aage avait eu l'habitude que tout le monde se barre sans dire au revoir finalement.

« Je euh... bosse. »

Il haussa des épaules, reprenant contenance, son regard ne quittant pas son frère aîné du regard. Il plissa les yeux, curieux, avec une allure de renard qui aurait flairé une poule.

« Et toi ? J'imagine que tu n'as pas beaucoup changé si tu te retrouves là, du coup ? T'étais passé où, tout ce temps ? J't'ai attendu tu sais. Les premiers mois, en tout cas. Et à 18 ans après j'pensais que la majorité changerait quelque chose, j'sais pas. »

Ca me manque, les téléphones à clapet. On raccrochait au nez avec beaucoup plus de classe.

La surprise passée, que c'est bon de revoir le frangin. Je lui tapote la joue, le sourire béat sur le visage, ayant complètement zappé cette histoire de chèque et de temps passé sans donner de nouvelles! J'ai l'impression d'avoir brusquement redégringolé à l'époque où j'étais encore qu'un p'tit con qui piquait n'importe quoi. Je ris de bon coeur quand il me dit que j'ai vieilli. C'est pas faux. Et il est plus grand. Je le regarde des pieds à la tête. C'est pas faux. Il est plus grand. De pas beaucoup, mais il est bien plus grand. Je lui ébouriffe les cheveux pour me venger.

« Je euh... bosse. »

Oui, ça je vois bien qu'il bosse, mais qu'est-ce qu'il fout là... là, dans la police. C'était pas vraiment notre destin, ça, comme département. Je m'inquiète brusquement. Toutes ses années, qu'est-ce qu'il est devenu? Par où est-il passé? Qui il a rencontré? Qu'est-ce qu'il a fait pour arriver jusque là? Ca me pèse subitement sur la conscience et j'aurai dû... Oui, j'aurai dû rester à ce foutu orphelinat. Ca me saute comme ça, à la figure et ça me perce le coeur, brutalement, terriblement. J'ai l'impression d'être empalé et je manque d'air.

« Et toi ? J'imagine que tu n'as pas beaucoup changé si tu te retrouves là, du coup ? T'étais passé où, tout ce temps ? J't'ai attendu tu sais. Les premiers mois, en tout cas. Et à 18 ans après j'pensais que la majorité changerait quelque chose, j'sais pas. »

Je me mords la lèvre inférieure... Pas beaucoup changé, pas beaucoup changé, c'est vite dit... Enfin... Si, beaucoup changé, mais peut-être pas dans le même sens auquel il pense. Et puis, maintenant qu'il est flic, j'ai peut-être pas envie de lui dire tout ce qu'il s'est passé dans ma vie et encore moins ici, au Commissariat. Je baisse un peu les yeux, perdant le sourire que j'avais sur le visage. J'ai honte, il faut l'avouer. Honte de l'avoir abandonné. Pour lui, j'aurai dû rester, tant pis pour moi... Bon sang, c'était mon petit frère et je l'ai lâchement abandonné.

- J'suis désolé... Je lui tapote la joue une fois de plus, pour faire passer mon malaise. Je te jure que je n'y suis pour rien dans cette histoire de chèque. Je recule pour redresser la chaise tombée, mais je ne m'assois pas encore dedans. Je... J'étais à l'étranger. Je ne suis revenu qu'en Septembre de l'année dernière.

J'ai tellement de choses à lui raconter, mais pas ici, je ne veux pas balancer tout ça ici, je suis certain qu'on écouterait ce que je dirais. Et puis... avant, j'aurai presque tout dit à mon frère, maintenant qu'il porte la plaque, je ne sais pas trop si je peux retrouver ce frérot que j'ai toujours adoré.

- Toi, dis moi plutôt ce que t'as fait toutes ces années... T'es resté à Trondheim? T'as... enfin, on t'a trouvé une... famille?

Le mot sort difficilement de ma bouche. Ma famille, c'était notre mère et lui. Personne d'autre ne comptait. On avait pas grand chose, mais on était ensemble, c'était suffisant, enfin pour moi en tout cas. La mort de notre mère a mis fin, je crois à cette famille, à ce cocon qui nous protégeait.

- Tu veux pas plutôt me sortir de là et qu'on aille se prendre un coup à boire quelque part?

En plus, j'ai besoin d'une clope. C'est un cas de force majeure!

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Aage s'en voulut vraiment quand son rapide constat fit plonger le sourire de son frère comme au fond de l'océan pour ne plus jamais revenir. Il observa ses mimiques, lui sourit en se laissant tapoter la joue, mais relâcha ses fringues.
Normalement ils n'étaient pas surveillés en visuel, mais quelqu'un pouvait paniquer en se demandant ce que fichait leur agent dans les bras d'un suspect. Il hocha de la tête, tentant de procéder à l'enregistrement des infos. S'il était à l'étranger tout ce temps-là, ça expliquait pourquoi il n'avait pas pu venir le rechercher. Ça lui laissait un peu d'excuse, et il pouvait lâcher un peu de cette rancoeur.

« J'te crois. »

Il avait toujours cru en son frère t'façon, même du temps où il était tout gosse et que leur mère ne se rendait compte de rien. Il se fit rapidement la réflexion que c'était quand même con que son super premier interrogatoire se termine de cette façon-là ; bah il en décrocherait d'autres.
Il hocha de la tête :

« J'suis resté, ouais. Attend, j'te fais circuler, et on va discuter vraiment... »

Le vilain sentiment d'abandon lui grignotait le cœur et il n'avait pas non plus envie d'accabler Hakon de reproches même si une part de lui estimait qu'il l'aurait mérité. Il n'avait que 17 piges à l'époque, c'était pas assez pour s'occuper d'un ado qui ensuite avait démontré une certaine capacité pour faire chier le monde.
En tout cas, Aage essayait de s'en convaincre.

« J'en ai pour deux minutes ! »

Il tint parole, et signifia au préposé du couloir qui avait l'air de se faire chier comme un rat mort sur ses dossiers, qu'il raccompagnait « monsieur » jusqu'à la sortie.
Ne connaissant aucune notion de politesse, il passa la porte en premier, fouilla ses poches pour trouver son paquet de clopes.

« Alors, dis-moi, quel étranger ? Pour répondre à ta question, nan jamais. J'tais un peu trop vieux, et pas assez calme, c'est c'que disaient les assistantes sociales. C'tait pas plus mal, j'crois pas que j'aurais voulu d'une autre famille. »

Ca me manque, les téléphones à clapet. On raccrochait au nez avec beaucoup plus de classe.

« J'te crois. »

Même si c'est totalement vrai, je m'en veux quand même beaucoup. J'aurai peut-être dû supporter l'orphelinat, j'aurai peut-être dû faire un effort, j'aurai... j'aurai jamais dû l'abandonner. Ca restera la plus grosse erreur que j'ai jamais faite de toute ma vie. Il ne me restait plus que lui et je suis parti. J'avais bien eu l'intention de revenir, mais... les choses étant ce qu'elles avaient été, cela m'a été impossible. Et puis, je n'ai jamais été très bon en écriture et tout ça, donc lui envoyer un courrier ou même lui téléphoner... à cette époque, je vivais dans la rue, alors impossible, tout simplement impossible. En tout cas, je ne peux pas lui dire tout ça, pas encore et surtout pas ici. Je demande à sortir et le frangin n'hésite pas une seconde, il me laisse dans l'aquarium et revient au bout de quelques minutes. On sort et je ne fais même pas attention à la bienséance, à peine à l'extérieur, je le vois s'allumer une clope. Je lui prends le paquet des mains et lui en vole une.

- Hey, j't'ai déjà dit que c'était pas bon pour toi, ça... Je l'allume en me protégeant du froid et je lui rends, paquet et briquet. Ouai, à 17 ans, je fumais déjà et j'avais interdit mon frérot d'en faire autant. Je l'entraine, qu'il le veuille ou non, le tenant par le bras si nécessaire un peu plus loin, là où des oreilles curieuses ne pourront pas nous entendre. En Suède... Göteborg. Je tire sur ma taf qui n'a pas bougé de mes lèvres depuis le début. Je suis désolé que t'ai dû subir ça, Aage... J'ai pas voulu ça pour toi... Lentement, je recrache la fumée qui s'envole blanche dans le ciel. Comme maman, qui a dû partir en fumée... Bon sang, j'aime pas penser à maman, ça me fait mal au coeur... Je te le paie, ce coup à boire? T'inquiète pas pour tes collègues, ils doivent être occupés à mettre la main sur ton voleur de chèques... Et puis, d'abord, pourquoi on me suspecte, moi? En tout cas, c'était bien la première fois qu'on m'avait "invité" à passer au poste de mon plein gré et pas menotté de force. A mon avis, c'est parce que je dois avoir un casier long comme le bras ou que je dois être classé dans la catégorie "p'tits cons", ce qui n'est pas totalement faux. Bah, je chasse tout ça de ma tête, je suis bien trop content d'avoir mon frangin, en chair et en os devant moi. Je retrouve le sourire et lui tape sur l'épaule. En tout cas, je suis fier de toi, p'tit frère. Oui, très fier...

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Aage retint un rire à la réflexion de sson frère, un rien troublé ; ça faisait longtemps que personne ne lui avait fait de réflexion de ce genre parce qu'il était assez grand s'il voulait se démolir la santé, et qu'il n'y avait que la famille pour dire ce genre de trucs. Disons que ça rendait parfaitement concret le fait qu'il avait retrouvé ladite famille, le seul et unique être qui en restait, par hasard.
Il masqua cette émotivité qu'il trouvait un rien gênante derrière un sourire de petit con adressé crânement à son frère.

« Ouais bah, j't'écoute pas toujours quand tu causes ! Puis tu peux parler, tu donnes un très mauvais exemple. »

Il hocha de la tête, prit la direction d'un café opposé au QG des flics qu'il fréquentait parfois – uniquement pour ne pas avoir l'air de faire la gueule à ses collègues alors qu'il avait juste du mal à prendre ses marques avec eux. Comme il ne voulait pas risquer la compagnie de flics de la Crim, il s'en éloigna de quelques rues. Il n'avait pas honte de son frère aîné mais il chérissait une certaine... tranquillité.

« Classe. T'as fait quoi là-bas ? »

Il était un peu inquiet ; si Hakon était toujours dans les emmerdes comme il le soupçonnait à cause de sa convocation au commissariat pour une suspicion de vol de chèques, il se demandait comment il avait vécu. Et en comparaison des quelques idées qu'il avait en tête, il se disait que sa propre vie avait dû être une promenade de santé – et ça l'avait pas vraiment été... Il sourit, un peu incertain, coincé entre un ressentiment tenace et vraiment pas joli à constater, de l'inquiétude, et la volonté de rassurer son frère.

« Je sais, t'en fais pas. Au moins toi t'y as échappé, c'bien. Ouais, viens on va là-bas. Je crois avoir lu sur le dossier que c'est ton profil qui a interpellé un des enquêteurs. Il devait pas être très inspiré », haussa-t-il des épaules comme si c'était rien.

Il prit place, reluqua vite fait le serveur, et parut de nouveau troublé à la constatation de son frère aîné ; c'était quand même autre chose d'entendre ça de lui que d'une prof de maths parce qu'il était venu en cours avec ses affaires ou d'une AS parce que pour une fois c'était pas lui qui avait déclenché une bagarre.
Hakon, c'était son héros et ses mots pesaient plus. Il sourit, touché :

« C'est vrai ça ? Même si j'suis flic ? »

Ca me manque, les téléphones à clapet. On raccrochait au nez avec beaucoup plus de classe.

Je ricane en allumant la clope alors qu'il dit que je montre le mauvais exemple. C'est pas faux, mais c'est la raison du pourquoi d'avoir un grand frère après tout. "Fais ce que je dis et ne fais pas ce que je fais"... Je tire longuement sur la clope, bon sang, j'en avais bien besoin. La fumée s'envole lentement, en un long nuage blanc éphémère. Ca calme la tempête intérieure. Bon sang... mon petit frère quoi... J'avais... J'avais pas tiré un trait dessus en me disant "c'est fini"... J'ai tiré un trait dessus en me disant que c'était impossible et totalement impensable que je puisse le revoir. Pour moi, je l'avais perdu et c'était en partie ma faute. J'avais espéré, bien évidemment, un jour le recroiser, mais... franchement, cela n'était qu'un espoir vain et irréalisable. Mais là, bordel, là, il est là devant moi, en chair et en os, entier et sain d'esprit (enfin je crois)! C'est mon petit frère, mon frangin, il est de mon sang, c'est pas rien ça, il est la seule famille qu'il me reste. Moi qui me sentait seul au monde, il est là! Il est vraiment là!

- Des choses... Je dodeline de la tête un peu, hésitant à balancer ça platement ou mentir. Finalement, mon visage se ternit d'une moue désapprobatrice de mes propres méfaits. pas forcément légales... Et puis, ce n'était pas forcément des bons souvenirs. Se faire de la thune, là oui, c'était assez comique comme souvenir, mais le reste... non, merci, j'ai pas trop envie d'y penser, j'ai tiré un trait sur ces dernières années. Je veux pas t'embêter avec mes histoires.

Voilà, ça dit clairement que j'ai pas envie d'en parler. J'ai vécu sans papier, avec des faux noms, même à 17 ans au centre, personne ne savait que je m'appelais Hakon et je ne m'appelais pas encore Sindre. J'étais... personne. Je n'existais ni pour le gouvernement, ni pour le bas peuple, ouai, j'étais personne. Et je vivais comme personne, dans la rue, sous un pont... Vous n'avez pas envie de savoir le reste et j'ai pas non plus envie d'en parler... Je hausse les épaules, alors qu'on arrive au café. Je jette le mégot à terre, dans la neige du bord de la route. On finit par s'installer à une table, à l'intérieur et au chaud. Je renacle un peu, me foutant ouvertement de la tronche des flics.

- Ils sont jamais très inspirés. Ils chopent le premier p'tit con qui passe... Bah, aujourd'hui, c'est tombé sur moi.

Mais oui, je suis fier de mon frangin. Il a tellement grandi, je le revois encore alors que je lui tenais la main dans les couloirs de l'hôpital et sa remarque des plus pertinentes. C'est vrai ça, on avait pas dit au revoir à maman. Je me souviens que la dame de l'assistance sociale avait dit qu'elle serait incinérée et mise dans le carré commun. C'était comme ça quand on avait pas d'argent... et on avait pas d'argent... Depuis mon retour, j'avoue que je ne suis pas allé encore au cimetière...

- Que tu sois flic, président ou employé de mairie, au moins, tu réussis dans ta vie, c'est bien, c'est pour ça que je suis fier de toi. Le serveur arrive pour prendre la commande. Je lui demande une bière pression, quelque chose de fort. Il prend la commande d'Aage et s'en va. Je suis revenu ici, parce que j'en avais assez de mon exil. C'est ma ville, je compte bien y rester. Bah, allez, suffit les souvenirs tristes ou mélodramatiques. Je me redresse sur mon siège, retrouvant le sourire. D'ailleurs, comment t'as fini flic? Pourquoi c'te foutue police?

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L'enchaînement des réponses d'Hakon, assez effrayant de l'avis d'Aage, résumait assez ce qu'avait dû être sa vie pendant ces temps-là, et qu'effectivement, et même avec une peur de l'abandon massive, il s'en sortait mieux.
Il se sentait tout à fait piégé dans son ressentiment à en vouloir à son frère aîné, alors qu'il avait dû vivre bien pire que lui. Il hocha de la tête, avec ce mouvement de mâchoires dur que ses assistantes sociales successives – qui ne restaient jamais assez longtemps, d'ailleurs – connaissaient bien. C'était celui avec lequel il se confortait dans ses conneries, et normalement il avait arrêté il y avait de ça quelques temps les conneries, sinon il n'aurait pas pu entrer à la Criminelle.

« Je vois. J'espère que ça va mieux, vraiment. »

Il n'avait pas envie de le recroiser trop souvent dans les couloirs du commissariat. Parce que lui travaillerait à cet endroit encore quelques années avant de monter en grade – il l'espérait en tout cas – et s'il ne savait pas la position de son frère sur la situation, il n'avait pas l'intention de cacher leur lien de parenté.
Il eut une petite grimace charmante à l'évocation de la façon de bosser de ses collègues.

« Ouais, c'pas faux. Ils peuvent parfois être franchement cons, je vais pas te le cacher. Mais pas mal essaient de faire un bon boulot. »

Il eut un de ses sourires brillants, carrément touché à la remarque de son grand frère, tout en essayant de s'en cacher avec une pudeur mal placée.

« Je suis content que tu sois là, t'as pas idée. »

Un putain de miracle, de retomber sur lui, hein ? Et la nouvelle du fait qu'il ne pense pas à repartir poser ses valises ailleurs faisait pétiller quelque chose en lui, quelque chose de léger et presque optimiste.

« C'est vrai, tu restes ? Putain », et il eut un rire tout content. « Trop bien. Tu m'as manqué, tu sais. »

Le serveur revint, Aage le regarda de nouveau rapidement, et il chercha comment répondre à cette question. Pourquoi la police, c'était vrai ça ?

« Je... Je crois que j'avais besoin de stabilité, et que ça m'a paru être le meilleur moyen. C'est pas si mal, j'ai travaillé dur pour y arriver, et c'était cool de... décrocher le taf finalement. »

Ca me manque, les téléphones à clapet. On raccrochait au nez avec beaucoup plus de classe.

Je hausse les épaules, peut-être qu'un jour je lui raconterais tout, mais pas maintenant. On vient juste de se retrouver, j'veux pas balancer les années noires de ma vie, je risque de l'effrayer, et puis, c'est mon petit frère, je n'ai pas à lui balancer ça comme ça, je dois tout faire pour l'aider lui, je n'ai pas besoin d'aide.

- Bah, je suis vivant, c'est ce qui compte. La flicaille qui essaie de faire du bon boulot? Je hausse les sourcils, surpris et pas du tout convaincu. Mais je finis par sourire, disons que je considère à partir de maintenant qu'un seul tente de faire du bon boulot et que c'est lui... lui parmi tous ses collègues. Moi aussi, je suis content de te retrouver, petit frère.

Bon sang, j'arrive pas encore à me faire à cette idée. Pourtant, pourtant, c'était si évident... On a grandi à Trondheim, c'était normal qu'on y soit encore, tous les deux. On revient toujours sur la terre de nos ancêtres. Peut-être que maman venait d'ailleurs, mais nous, nous deux, on est né là, on a grandi là, on est d'ici. C'est notre chez nous. Qu'on soit chef d'entreprise ou ramasseur de merde, si on est né dans cette ville, on appartient à cette ville, c'est nos racines, c'est... chez nous. Et puis si on a la chance de retrouver des membres de sa famille, alors là, c'est le kiff total. Je suis tellement content d'avoir recroiser Wanya, tellement heureux de vivre une vie simple mais paisible avec elle... et maintenant, c'est mon frangin que je retrouve. Il ne faut pas grand chose de plus pour que mon bonheur soit complet.

- T'as pas idée à quel point tu m'as manqué aussi, p'tit frère. Mais ouai... je reste. J'ai... j'ai trouvé quelqu'un... je crois... Et je suis heureux avec. Je compte bien faire tout ce que je peux pour rester avec elle.

C'est en même temps que je parle que le serveur revient avec les boissons commandées. Et je lève mon verre vers Aage, au dessus de la table pour trinquer. Le frangin explique comment il a fini dans la maison poulagat. Il a travaillé dur, c'est ce qui compte. Au final, je m'en fous du boulot qu'il fait, ce qui compte, c'est d'avoir travaillé dur pour y arriver.

- Maman serait fière de toi aussi, tu sais. Quand on était ensemble, j'avais toujours fait en sorte que mon frangin tourne bien. Et je prenais le blame pour moi, toujours. Notre mère n'a jamais su que je volais, mais à l'école ou dans la rue, quand on faisait des conneries, c'était moi qui prenait les représailles, pour protéger mon petit frère. Notre mère n'a jamais rien su... Ou peut-être qu'elle a su, au final, j'en sais rien, mais elle ne me l'a jamais dit de vive voix. Est-ce que... est-ce que tu sais où... où ils l'ont... mise?

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Il essaya d'ignorer la pointe de rancoeur, ce sentiment hideux, qui perça dans son ventre quand Hakon déclara qu'après tout, il était vivant et c'était tout ce qui importait ; oui d'accord, mais il aurait aimé le savoir avant. Il sourit toutefois, ne voulant pas gâcher les retrouvailles ; en outre si ses reproches énervaient son frère aîné et qu'il disparaissait pour de bon il n'était pas bien sûr de le supporter.
Alors il se comportait un peu comme en face d'un mirage, n'osant pas risquer de le dissiper. En bonne commère – chacun ses défauts hein ! – il se percha au bout de son siège pour se tendre vers lui :

« T'as trouvé quelqu'un ? Qui ? Raconte ! »

Il appuya un coude sur la table, haussant l'épaule d'un air ennuyé mais trop dégagé rapport à ce qu'il ressentait vraiment dans toute cette histoire.

« Moi j'suis célibataire depuis peu, alors j'ai besoin d'histoires qui se passent bien... »

Il se recala dans son siège pour trinquer, eut une grimace sensible et pas chiquée à l'évocation de leur mère, il n'aimait pas y penser. Enfin, si, parce qu'il avait de bons souvenirs de cette femme au final dévouée quoique totalement dépassée, mais il n'avait jamais vraiment réglé la tristesse de sa mort, le fait qu'il n'ait pas pu lui dire au revoir.

« C'est gentil, Hakon », fit-il avec un sourire pas tellement convaincant ; il ne savait pas vraiment si elle serait fière de lui, il l'espérait en tout cas. « Ouais, je sais, mais j'y vais pas souvent, je trouve ça... déprimant. »

Il avala une gorgée de sa boisson.

« Tu voudras qu'on y aille à deux ? »

C'était surréaliste de pouvoir lui proposer ça, et la conscience d'avoir une chance pas possible agrippa fermement à sa gorge une émotion indébrouillable.

Ca me manque, les téléphones à clapet. On raccrochait au nez avec beaucoup plus de classe.

« T'as trouvé quelqu'un ? Qui ? Raconte ! »

Je souris, content de le voir réagir ainsi. C'est vrai qu'il m'avait manqué, ce con. Mon petit frère, mon frangin adoré... Comment j'ai pu le laisser entre les mains des gorgones de l'orphelinat? C'est une question, je crois que je me poserais toute ma vie. Peut-être parce qu'il était trop petit. Ouai, c'était surement ça, en tout cas, je sais que je n'avais pas trop réfléchi. J'avais juste imaginé un plan pour faire le mur, mais peut-être que dans un recoin sombre de mon petit crâne, je savais qu'il n'aurait jamais pu me suivre... Peut-être, qui sait... Et voilà qu'il me dit qu'il est célibataire. Je souris encore plus. Bon, ok, j'vais lui raconter alors.

- Quand je suis revenu, j'ai cherché l'appartement dans lequel on vivait. Et je suis passé devant la boulangerie. J'ai... je sais pas, je crois que j'ai voulu me... racheter? Il y avait des travaux dedans, j'ai proposé mon aide, pour... pour me racheter, ouai, je crois que c'était ça. Et, euh... elle était là. Toute seule. La boulangerie avait été fauchée par l'attentat, en octobre dernier... alors ouai, je l'ai aidé. Ca a été... le coup de foudre. Je lui ai même trouvé un truc pour la Saint Valentin... Que j'ai acheté avec des sous durement gagné... Je crois que c'est la fille de la boulangère chez qui j'allais, tous les jours pour... nous.

Ouep. Wanya et moi, j'espère que c'est du vrai concret, que c'est pour longtemps, qu'on ne tourne jamais la page. Je ne sais pas, j'espère en tout cas. S'il y a un dieu, je prierais bien. Et puis, je balance que maman serait aussi fier d'Aage. Pas de moi, c'était certain, mais Aage, lui, il avait réussi dans sa vie. Il avait un boulot, un bon boulot. C'est suffisant pour faire plaisir à notre mère, si elle nous regarde de là-haut. Il me remercie, en utilisant mon prénom. Bon sang, ça fait longtemps que je l'ai entendu celui-là. J'ai pas fait tilt tout à l'heure, mais là... ça fait drole de l'entendre, après... quelques années, faut dire...

Un sourire en coin, et puis à nouveau les traits de mon visage se déforment un peu, la tristesse, la douleur s'y peignent. J'essaie de passer mon trouble en m'enfilant la boisson presque d'une traite, mais mon coeur est comme écrabouillé entre deux grosses mains qui pressent toujours. Ca a toujours été le sujet sensible. Maman. Il sait où elle est. Et tout à coup, je ne sais pas si je veux savoir. Je dois tellement la décevoir, j'imagine trop son air de reproche, et c'est là qu'il demande si je veux y aller avec lui. Ma tête se lève et tombe, dans un mouvement répétitif et lent. Ouai, je veux y aller, même si je redoute ça. Je dis oui de la tête, mais mon coeur parle alors le contraire.

- Je... Je sais pas si ça serait une bonne idée... Où qu'elle soit... je... je dois la décevoir.

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