Ørjan ~ your voice is my favorite song

1 Le début de la saison est toujours le meilleur moment. Les premières neiges, qui camouflent le paysage, effacent les traces d'un été trop long, trop ennuyeux et laissent place à la blancheur immaculée du manteau d'hiver. C'est son moment préféré en tout cas. Ørjan dévale la piste, envoyant la poudreuse voler dans son sillon. Son grand-père savoure la descente et le paysage, rejoignant le petit garçon aux yeux d'argent au bas de la pente. « Kid, on n'attend plus son propre grand-père ? » L'enfant secoue la tête, les joues rosies par le froid mordant du matin. Il vient de fêter ses six ans, et pourtant Ørjan se sent comme une flèche, sur ses skis, ces extensions de lui-même. Sur le point de pousser sur ses battons pour aller jusqu'à la remontée mécanique, il est frôlé par un garçon à peine plus grand que lui, sur une seule planche. « Papi, c'est quoi ça? » demande le petit brun, impressionné par la vitesse, et la légèreté que semble avoir cette planche.  « Oh, ça, c'est le petit frère du ski. Snowboard. » L'enfant de la planche est suivi par deux adultes et une petite fille qui râle. Le retraité sait ce que son petit-fils va le lui demander. S'il peut essayer le snowboard, maintenant. Il lève les yeux au ciel, ah, si seulement il avait voulu faire du hockey.
2 « Tu as voulu aider, maintenant tu finis ta tâche avant de te sauver, jeune homme. » gronde son père. Erik fronce les sourcils, mais un sourire s'esquisse sur ses lèvres. Éplucher les légumes pour le service du soir n'est pas l'activité préférée d'un enfant de dix ans dont les amis sont à la porte du restaurant. « Et vous autres, prenez un couteau pour l'aider, il ira trois fois plus vite! »  « Pappa, j'ai envie de t'aider, mais encore plus d'aller surfer, s'il te plaaaaaît. »   « Ørjan, tu sais que ce restaurant sera à toi un jour, n'est-ce pas ? » l'enfant lève un regard malicieux vers son père. « Ou à mes sœurs, tu veux dire. » « Eh bien il vaut mieux être préparé à toute éventualité, non ? Et rien de tel que des petites mains pour apprendre à bien travailler. Svante, Marte, venez ici, personne ne sort tant que ces carottes ont leur peau. »  conclue la figure d'autorité en riant. « Pappa, non, pitié, c'est ma faute, ne fait pas d'otages ! »  « Méfie-toi jeune homme, je pourrais sortir d'autres légumes de ma chambre froide. » et au son des supplications des enfants, monsieur Myhre éclate de rire.  
3 C'est hors de question, il ne la posera pas. Pas tant qu'il ne sera pas certain que c'est vrai, pas tant que le premier entraînement n'a pas eu lieu. Pas avant qu'elle soit rejointe par une autre, ou même encore une de plus. « Ørjan, s'il te plaît ! Pour la dernière fois, retire-la. Pas sur la photo de Noël. » le jeune garçon secoue la tête, le visage grave. Hors. De. Question. Il ne porte pas sa veste de l'équipe nationale junior de snowboard, c'est déjà un énorme effort. Alors il garde sa médaille. Et comme tous les ans, son père pose l'appareil photo sur le trépied, ses deux petites sœurs viennent chacune d'un côté, leurs parents s'enlacent derrière la fratrie, et tout le monde sourit devant le sapin du restaurant, ébloui par le flash. Sur la carte pour la famille, il y aura écrit un petit mot tendre sur les fêtes de fin d'année, et l'amour des siens, mais cette photo est aussi accrochée sur le mur au dessus du lit d'Ørjan, avec une multitude d'autres clichés. Son père est le roi des photos, c'est son hobby depuis toujours, alors toute la vie de ses enfants a été documentée. La première descente à ski, et à snowboard de son fils. Sa première chute, aussi. Son sourire édenté, entre ses deux nouveaux acolytes des pistes. Le levé du soleil sur la vallée, au début du printemps, quand tout est encore gelé. Il y a aussi cette photo du podium, avec Svante et Ørjan à la première et seconde place. Les trois compères de dos, bras-dessus bras-dessous dans leurs vestes de l'équipe nationale. Les trois petits Myhre à la patinoire avec leur grand-père, aussi. Mais cette photo de famille, il l'aime particulièrement. Peut-être le regard fier de ses parents, peut-être la grimace d'une de ses sœurs, ou le sapin magnifiquement décoré de rouge et d'argent, ou juste le souvenir de l'argent autour de son propre cou. C'est là qu'il est né. Oui, c'est là qu'il a vu le jour, son rêve olympique.  
4 Ørjan est très proche de sa famille. Ses sœurs, évidemment, mais aussi son grand-père. Il a toujours régné chez les Myhre une sorte de douce harmonie, un peu inébranlable. Une entente et un amour que les journées à rallonge et les disputes n’ébranlaient pas. Le jeune homme ne s’imagine pas vivre sans eux, mais au rythme des compétitions et des entraînements, il se sentait étranger dans sa propre maison, dans son foyer. À quatorze ans, quand ta famille vit sans toi aussi bien qu’avec, quand on oublie ton assiette à table, quand ta chambre est peu à peu investie comme un dressing, ça blesse. Il n’ose rien dire, mais chaque fois qu’il rentre d’un séjour loin de chez lui, et que tout est un peu différent, il a l’impression de ne plus faire partie de cet équilibre, qu’ils avaient tous les cinq. Il n’a plus de corvée de plonge au restaurant. Il est sur moins de photos. Ørjan a l’impression de s’effacer un peu plus de leur quotidien à chaque départ, et ça brise son coeur. Lui qui n’imagine pas la vie sans eux, se rend compte qu’il n’est pas un maillon indispensable. Il sait qu’ils l’aime, mais n’arrive plus toujours à trouver sa place dans leur mécanique de famille, autrefois si bien huilée.  
5 « Svante, Ørjan, franchement ? » L’entraîneur brandit devant lui la preuve du méfait, une main sur la hanche et les sourcils froncés. « C’est pour exprimer notre côté artistique, coach » a tenté de se justifier le plus âgé, quand le second rougit jusqu'aux oreilles, approuvant d’un hochement de tête.  « ça se porte avec une ceinture, M’sieur. », rajoute Ørjan. Il ne peut pas se laisser démonter, même si c’est définitivement Svante qui a le plus d’aplomb. « Je ne veux rien entendre de plus. Si vous voulez faire les ânes, alors montez sur les pistes. Maintenant ! » et alors que les deux compères se sourient, victorieux de leur si petite punition pour avoir saccagé une paire de draps et le dossard d’un de leurs adversaires. Ils sautent dans leurs bottes et courent vers les œufs. « Messieurs ! » gronde l’entraineur dans leur dos quand ils s’apprêtent à faire la queue. « Les ânes montent à pied. Et ne soyez pas en retard. » Ils échange un regard effaré, puis voient leur équipe se diriger vers la remontée mécanique. Marte leur tire la langue, et articule silencieusement : « Bien fait ! », qui pousse les garçons à commencer leur ascension, non sans douleurs, mais sans regrets. Leur œuvre de la veille valait bien cette escalade, le snowboard sur l’épaule.  6Ça a toujours été leur jeu, Marte a un fort esprit de compétition, et Ørjan sait qu’il est l’éternel second, juste derrière Svante. Alors si le plus âgé n’est jamais détrôné, entre les deux plus jeunes c’est un concours chaque jour. C’est à celui qui fera le meilleur chrono. Ou qui fera tomber l’autre en premier dans la file des remontées. Des courses aux batailles de boules de neige, ils ne s’arrêtent jamais. Il y avait un truc électrique entre eux. Ils se tiraient en avant, s’aimaient d’une amitié sincère, et pourtant passaient leur temps à se chercher, à se chamailler. C’était fort, ils étaient indestructibles à deux, sauf peut-être l’un par l’autre.  Quand ils ont été sélectionnés dans l’équipe olympique, tous les deux, rejoignant Svante, ce fut sans aucun doute un des plus beaux jours de sa vie. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il était dans l’équipe olympique, pour pratiquer sa passion, et ce avec trois de ses personnes préférées sur Terre. 7 Svante est de loin le meilleur dans sa catégorie. Si Ørjan a chuté et a donc été éliminé ès les sélections, Bjørgen était favori. Il était l’étoile montante du snow, la tête d’affiche de ce sport à l’échelle mondiale. Ils attendent au bas de la piste, épaule contre épaule, collés au filet, que leur champion à eux s’élance. Sotchi, c’est un rêve. Même sans médaille, même sans avoir pu participer à une compétition. Être là, dans la tension, dans la foule qui scande le nom de son meilleur ami, c’était indescriptible. Il était muet appréhension, comme si c’était lui, sur le point de descendre cette piste. De toute façon, Ørjan ou Svante, quelle différence ? La pression était la même pour l’enfant Myhre. Quelque part derrière lui, il y avait son grand-père, qui avait fait le déplacement spécialement pour voir l’équipe de snowboard norvégienne, et contre lui, dans le même état de stress et d’émotion, l’autre tiers de leur tout : Marte. Il aurait voulu la prendre en photo, à cet instant précis. Une tresse ébouriffée retient ses cheveux en arrière, et ses yeux brillent d’excitation quand il baisse le regard vers elle. Son nez est rosit par le froid russe, et elle se mord la lèvre. Enfin, le départ est donné, et quand son ami tourne, comme d’un seul bloc, Marte et Ørjan se penchent sur le côté, eux aussi. La foule, et les deux jeunes, hurlent pour encourager leur champion. La descente est parfaite, et les figures d’une précision inégalée, et alors que le jury délibère, Ørjan retient son souffle. Le résultat s’affiche sur l’écran géant, et disparaît pour laisser place au visage de Marte, qui pose un baiser mémorable sur ses lèvres avant de courir dans les bras de son frère. Et Ørjan est resté là, les bras ballants. Sous le choc d’un baiser surprise, et d’un résultat incroyable. Il finit par hurler son bonheur, et sauter dans les bras de son aïeul, quelques dizaines de mètres derrière lui. Svante était premier. Médaillé d’or. Et Marte était… C’était merveilleux.
8 Dans le cabinet du notaire, tout est sombre. Le parquet brun est recouvert d’un épais tapis pourpre, sur lequel est posé un imposant bureau de bois noir, entouré de chaises assorties. La lecture du testament est bien plus douloureuse que ce qu’il avait pu imaginer. Ørjan écrase une larme qui roule sur sa joue en repensant à tout ce qu’ils ont vécu. C’est lui qui l’a initié au snowboard, et à tous les sports qui pouvaient lui plaire. C’était son grand conseiller, son soutien immuable, son grand-père. Il avait été étonné que tant de monde vienne à ses funérailles. Des joueurs de Hockey de tout le pays et de tous les âges, des journalistes dont il était l’ami, des vieux de la ville, employés de la station ou de la patinoire. Ils étaient des centaines à la cérémonie civile, et une vingtaine dans ce petit cabinet. Des cousins lointains, des amis proches, et des grands-oncles. Et eux. Ørjan renifle, en pensant que son grand-père, son pilier dans l’adversité, était réduit à une liste sur un papier, un héritage. Il n’aurait pas aimé ça. Il aurait voulu tout laisser à sa place, ou bien tout balancer. Il ne faisait rien dans la demi-mesure. Le jeune homme ne savait plus comment faire, comment supporter l’absence d’un second père. Il était effrayé de vivre sans lui. Sans ces encouragements, sans ses sourires, sans ses tapes dans le dos qui te décollent les poumons. Et une larme lui échappe. Elle roule, et vient éclater sur le tapis foncé, de cette pièce foncée.
9Mêmes épaules tendues, mêmes visages émerveillés, mêmes ventres noués. Un rapide baiser pour exorciser leurs peurs, Marte redescend pour assister aux épreuves, et le coup d’envoi est donné. C’était leur hiver, à tous les trois. À nouveau dans l’équipe olympique pour les jeux de Pyeongchang, dans à peine un mois, ils allaient tout rafler, Ørjan l’espérait de tout coeur. Les sélections des X-games se jouaient pour l’instant, et il devait se concentrer pour voir l’américain dévaler la piste, dévorer les tremplins. La foule était en ébullition quand le nom de Svante a été annoncé. Le champion olympique de Slopestyle, la coqueluche de la compétition, c’était une formalité cette sélection, presque. La neige avait gelé la nuit dernière, et les pistes étaient moins adhérentes que la veille. Ils passaient l’un après l’autre. D'abord Svante, puis Ørjan. Dans la tente, derniers échauffements, ajustements de casques, et de masques. Les gants pendants à ses poignets, Svante semblait prêt à conquérir le monde. « ça va mec ? » Il penche la tête vers son compère, et Myhre répond d’un hochement de tête. « Comme avant chaque compétition, j’ai la nausée. » Svante éclate de rire, et se met à genoux devant son ami , prenant son visage dans ses mains glacées. « Ørjan, tu es excellent. Tu vas tout défoncer. Tu es le meilleur. Enfin, juste après moi, comme toujours. » « Dans tes rêves, Bjørgen. » répond-il, s’extirpant de sa prise sur ses joues. « Aller, ravale ton vomis et prépare-toi à admirer le maître. » Comme avant chaque descente, il se serrent dans les bras l’un de l’autre ; puis Svante s’élance. Il le regarde de la barrière, en haut de la piste qu’il s’apprête lui aussi à dévaler. « Myrhe, c’est à vous dans deux minutes, en position. » Mais Ørjan n’entend pas le coordinateur, il ne peut pas décrocher son regard de son ami, qui descend avec une aisance jamais égalée. Puis tout bascule. La foule retient son souffle, et le cri d’une sœur brisée déchire l’atmosphère, et parvient à lui. Il chausse sa planche, vite, plus vite. On lui attrape le bras, on essaye de le retenir, mais il n’en a rien à faire. Il faut qu’il descende, qu’il aille voir. Il s’élance à son tour, slalome entre les tremplins et arrive en même temps que les secouristes, mais la nuque est brisée, la cage thoracique est difforme. Ørjan tombe à genoux.  10 « Monsieur Myhre, vous avez fait une prestation exceptionnelle aux jeux de  Pyeongchang, n’a-t-il pas été trop difficile de porter tous les espoirs fondés en votre camarade, monsieur Svante  Bjørgen, pour ces jeux olympiques ? » Ørjan repense à tout ce qui a pu se passer en un mois. Après l’accident, il y a eu la reprise des entraînements, la disparition de Marte, et l’envol pour la Corée du sud. Ses yeux piquent, les larmes montent. Comment pouvait-il porter les espoirs fondés en Svante ? Comme s’il était remplaçable. C’était une question stupide, et maladroite, et il l’aurait bien giflée avec son petit carnet, s’il n’avait pas su se contenir. « La perte d’un coéquipier, et d’un ami est bien plus difficile à porter que les attentes qu’on avait pour cette personne. » furent sa seule réponse. Les interviews, pour le médaillé de bronze n’étaient pas très nombreuses, mais elles étaient toujours un fardeau pour lui. C’était Svante, qui savait jouer de la caméra, et sourire aux journalistes. C’était son monde à lui, et y être sans sa présence n’avait aucun sens. Ørjan mit fin poliment à cette session, prétextant un appel de sa famille. En vérité, il n’attendait qu’un seul appel : Celui de Marte. Il avait écouté sa requête, et lui avait laissé de l’espace, du temps pour guérir. Quand elle a tout plaqué, il a essayé de lui parler, mais elle l’a évité comme la peste pendant quelques semaines. Puis il était parti pour les jeux olympiques, et il espérait que sa médaille la pousse à décrocher son téléphone, à écrire un petit mot, un tout petit. Il se serait contenté d’un simple espoir, mais rien ne vint. Elle n’appela jamais. Il avait perdu son meilleur ami, et son amoureuse dans la même seconde.
11 « T’es trop con, franchement. Te faire une fracture à un échauffement, c’est nul. »  Il remercie sa sœur d’une grimace, et se laisse tomber sur son canapé. Quand il a pris cet appartement, l’an dernier, il n’a pas pensé une seule seconde à la possibilité d’une fracture de la cheville. Alors deux étages, sans ascenseur, c’est rien, franchement. C’est un athlète de niveau olympique ! Oui, mais en béquilles, c’est plus délicat. Sa sœur pose le sac qu’il avait à l’hôpital sur la table, dont tombe le classeur bleu qui contient le projet de Svante et Ørjan : un escape game sur le thème de la neige. Ils avaient les énigmes, les plans, et même le nom de leur boîte. Mais c'est tombé à l'eau. Comment faire ça sans lui ? Comment faire ça seul, surtout ? « Tu as appelé les infirmières, pour les piqûres ? » « Oui chef. » « Et tu vas arriver à te faire à manger ? Ou tu veux qu’on passe pour t’aider ? » « Eh, j’ai plus quatre ans ! Je peux cuisiner assis. Le plus dur, ça va être la douche avec un plâtre, mais j’ai passé une superbe semaine dans un service d’orthopédie, où on m’a appris tout ce que je devais savoir. Tu peux dormir sur tes deux oreilles. » « Ørjan, on s’inquiète pour toi, c’est tout. » Le jeune homme lève les yeux au ciel. C’est à croire que c’est elle l’aînée. « Tout va bien. » Et comme un seul homme, ils lèvent les yeux au ciel et soupirent. « Je vais juste... » Elle est interrompue par deux coups brefs sur la porte. « J’y vais ! Reste assis ! » « Non ! », et plus vite que l’éclair, le jeune homme est sur un pied, une béquille à chaque bras. Il fait son chemin jusqu’à la porte, et l’ouvre en tirant la langue à sa petite sœur. Il pouvait le faire ! Il n’avait pas besoin d’être materné. Sans vraiment regarder son interlocutrice, il commença : « Bonjour, je suis Ørjan Myhre, vous devez être l’inf.. » La fin de sa phrase mourut quand leurs yeux se croisèrent. Elle était… Même après presque deux ans, il ne pouvait pas oublier ce visage, qui ornait les murs de son appartement, qui hantait ses nuits et perturbait ses jours. Elle est partie plus vite qu’il n’a pu réagir. Il aurait voulu lui courir après, la prendre dans ses bras, ou juste plonger dans ses yeux. Il voulait juste… Il ne sait pas, il ne sait plus. Quand sa sœur arrive à côté de lui, il secoue la tête pour reprendre ses esprits. « c’était qui ? » « Un fantôme. »