Tik Tok, broken heart - Jorgen

Elle ne marche plus, et comme toutes les choses qui appartenaient à mon frère, elle est là... sans y être. Cette montre à gousset de 1867, offerte par notre grand père à Hanry, à ses 18 ans. Cette montre, tout un symbole de sa personnalité particulière... elle est comme lui, elle n'est plus. Je dois trier, tout trier, faire des cartons et donner des choses. Je vais déménager, et je ne veux garder que ce qui me fait plaisir. Cette montre me fait plaisir, à contrario des t-shirts troués et trop moches de mon frère, t-shirts qui ont reçu pas mal de remarques de ma part. Cette montre est comme ma vie, il faut la faire avancer. Je regarde sur l'ordinateur, s'il existe un horloger en ville, et je prends les horaires d'ouverture. J'y serais dans quelques minutes tout au plus. C'est le moment de le faire.

Arrivé devant l'échoppe, j'hésite, je serre la montre dans ma main, comme si ça pouvait la faire démarrer comme par magie. Que je n'ai pas à expliquer tout ce qu'elle représente pour moi, à un sombre inconnu. Je pousse une grande respiration, et entre dans la boutique. La cloche teinte, et je me dirige vers le comptoir, d'un pas presque décidé. Un grand blond, barbu, tatoué, me regarde arrivé. Et je me prends à penser qu'il lui ressemble. Non, c'est encore mon esprit qui est torturé, ce n'est pas Hanry, pas même un peu.

- Bonjour. Euh... j'ai une montre, elle est cassée. Dis-je d'abord, sans montrer l'objet en question.

C'est avec le plus grand mal, que j'arrive enfin à ouvrir ma main serrée autour de la montre à gousset, et que je décide enfin, lui montrer, et la poser sur le comptoir.

- Arrêtée. Soufflais-je juste pour répondre à sa question.

Il la prend avec délicatesse entre ses deux grosses mains, et sort de dessous son comptoir, une pince, il regarde, je respire peu, il regarde juste. I faut que je me détende, il n'a pas l'air brutal, il est bien habillé c'est un gage de qualité je trouve. Il est propre sur lui aussi, et c'est important, de bien présenter, quand on est horloger. Je ne sais plus bien ce que je pense, je me trouve un peu perdue, entre la peur qu'il empire la situation et ce que je ressens en me séparant, même 5 secondes de cette montre. Je dois paraître tellement bizarre en cet instant, complètement en panique, ou pas loin du gouffre... border, c'est ça, je dois paraître limite border. J'ai hoché la tête, pour lui dire qu'il pouvait, mais c'était fébrile, je ne veux pas paraître folle, mais je me dis qu'à stresser pour une montre, aussi ancienne soit elle, est un gage certain de folie !

Il s'arrête, lève le nez vers moi et parle enfin. Je sais qu'elle  n'est pas cassée, elle s'est arrêtée tout net, quand il est mort. Comme si son coeur avait été à l'intérieur de cette montre depuis tout ce temps. il me parle de l'ouvrir, et je visualise bien malgré moi, son corps à lui, je pose une main sur la sienne, alors qu'il tient encore la montre dans sa main, et je baisse les yeux. ça fait mal, je vais pleurer, je sens que je vais pleurer.

- Auriez vous un verre d'eau, je vous prie? lui dis-je alors, certaine que l'eau but pourrait endiguer, le flot d'émotions.

Mais c'est déjà trop tard, et deux grosses larmes coulent sur mes joues.

- Pardon... je suis tellement... je m'essuie les larmes d'un revers de gant... désolée.

J'hoquête un peu, j'essaie de reprendre contact avec la réalité, avec le lieu, avec l'homme aussi devant moi, qui ne doit rien comprendre de ce qu'il se passe. Je pose une main sur ma bouche, la détresse sur mon visage doit être palpable, et je m'excuse encore, avant de tourner les talons pour sortir sur le pas de la porte. L'air glacial me cueille, et c'est salvateur en cet instant. Je ne l'abandonne pas, j'ai juste besoin d'air. Je repousse la porte, pour re rentrer, mais restant à l'entrée justement, tenant mon sac des deux mains, gênée, d'avoir manqué de pondération.

- Pardon... Elle... n'est pas cassée... elle s'est arrêtée... le jour où mon frère est mort. avouais-je, comme si cette simple phrase, pouvait me faire passer pour moins folle !

J'accepte de m'asseoir, j'accepte de boire le verre d'eau qu'il me tend, et je trouve ses attentions touchantes, du coup, je pleure de plus bel. Je l'écoute et je pleure encore. Je me trouve un peu bête, et je rigole dans mes larmes. Je dois être assez moche en cet instant et assez terrifiante aussi.

J'hoche la tête, je sais qu'il ne pourra pas faire revivre Hanry, personne ne le peut. Lui qui a préféré être enterré dans la glace d'un lac, plutôt qu'en terre, comme les vikings du Vhalala. Je m'essuie les yeux, avec le mouchoir, et prends le temps de formuler les prochains mots, la barre de chocolat, toujours à la main.

- Je me sens... tellement idiote... je sais très bien, qu'il n'y a pas de cause à effet, une montre ne peut pas être rattachée à un coeur... je sais bien... mais c'était trop... la montre de mon arrière grandpa Alfrek, déporté pendant la guerre qui a survécu aux camps avec cette montre, elle même appartenant à son père... c'est un objet de famille, qui a survécu à pire qu'un... je baisse les yeux, pour regarder le verre d'eau dans ma main. qu'un suicide... avouais-je enfin, en haussant les épaules.

Je relevais les yeux vers lui, vers cet horloger, vers cet être humain.

- C'est le seul objet, que je veux garder de lui, de nous, de notre famille. Oui je veux que vous la répariez... je suis désolée, d'avoir craqué devant vous... dis-je d'une toute petite voix éteinte, comme si j'avais peur de m'exprimer normalement, après la crise de larmes que je venais de faire.

Je me relevais finalement, reposant le verre dans sa main, et voulant lui rendre la barre chocolatée.

- Je paierais tout ce qu'il faut, ce n'est pas une question d'argent...